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LA VOIX DU NORDSur l’A22, l’ancien poste-frontière de Reckem en cours de démolition : souvenirs d’une autre époque
Publié le 12/02/2014
Par SOPHIE FILIPPI-PAOLI - PHOTOS P. LE MASSON
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Alors que les travaux de démolition du poste-frontière de Reckem-Ferrain ont débuté hier (lire ci-contre), nous sommes allés voir ceux – tous belges – qui travaillent encore sur le site. Des rencontres qui ont fait surgir un monde peuplé d’amitiés entre collègues, de surprises, de colères aussi.
Dany, 55 ans, cafetier. C’est un petit café tout simple, bleu et blanc. Pour le trouver, en arrivant de Lille, il faut se garer au fond du parking de droite du poste-frontière de Reckem, marcher cinquante mètres. Il s’appelle le National. « Ben oui, comme le café de l’autre côté de l’autoroute s’appelle l’Inter, ça faisait l’international ! », rigole Dany, le gérant. Trogne moustachue de 55 ans, il lance : « J’ai des clients qui viennent de l’autre côté de l’autoroute à pied ; avec la démolition, on ne pourra plus faire ça ! » Nostalgique ? Un peu. « Jesuis passé plein de fois à côté de ce poste ! Avant j’étais routier, comme Willy, celui qui est là, en rouge, au comptoir. »
Willy, 65 ans, routier. Bras énormes, regard clair, Willy est routier depuis 45 ans et a toujours transporté des copeaux de bois : « Pfff, je suis bien content qu’ils démolissent les bâtiments. Les douaniers nous ont souvent fait attendre, parfois jusqu’à trois heures, ce n’est pas de bons souvenirs !» Assis en face de lui, Roger sourit.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Roger, 65 ans, ancien policier. Roger c’est un peu la mascotte du café : il a même sa photo au mur : « Elle date des années 1970. » On l’y découvre jeune policier : « Je suis resté 37 ans dans la police, à Courtrai, et je venais souvent chercher des renseignement ici auprès de la police de l’air et des frontières, notamment... On faisait la fête aussi le soir, c’était super ! » Là, Roger raconte que son beau-fils, Luc, travaille encore sur le site : « Il vend des eurovignettes (1) aux camions.» On le suit et on se retrouve dans un immense bureau plutôt vieillot, au bord du parking, avec Jean-Marie et Luc.
Jean-Marie et Luc, les « derniers Mohicans ». L’un, Jean-Marie, le patron, travaille dans ce bureau depuis 1974, l’autre, Luc, depuis 1980 : « Il n’y a plus que nous !» Avant 1993, le poste-frontière comptait 500 salariés, uniquement pour régler les papiers des routiers qui passaient. « On faisait jusqu’à trente allers-retours par jour, entre les camions et les douanes.» Eux aussi ont de grands souvenirs de fêtes inter-professions : « On ne partait jamais sans avoir bu un verre avec les autres ; les deux cafés, l’Inter et le National, étaient pleins toute la journée ! Il y avait 40 agences comme la nôtre. Le local 19, c’était la cantine pour tous !» Animaux exotiques, joueurs de foot, chanteurs et même un jour Jacques Chirac : ils ont tout vu. « À partir de 1995, le site s’est vidé et, aujourd’hui, il ne reste plus que nous pour travailler avec les routiers.» En cinq ans, le point de vente est passé de 18 à 4 salariés. Leur local reste pourtant immense : « On doit tout louer à l’État ou rien », se désole Jean-Marie. On sort et là on découvre que... des chevaux sont aussi accueillis sur le site : « Il y a un pré derrière le bureau, du coup, j‘ai eu besoin de chevaux pour l’entretenir ! »
En partant, on repense à Dany et à sa traversée de l’autoroute à pied, jusqu’au café d’en face, l’Inter. On la tente. Malgré un passage dangereux (le sens Gand-Lille), elle reste encore possible... jusqu’à la fin des travaux.
1. L’eurovignette est une taxe qui permet aux camions de circuler en Belgique et dans d’autres pays de l’UE sans autres formalités.
Quel avenir pour les postes-frontières ?
« Le plus souvent, les anciens postes-frontières français sont situés côté belge », précise Didier Doille, directeur régional adjoint des Douanes à Lille. « La Douane n’a plus aucun rapport avec ces bâtiments.»
Rares sont les postes dans la région sur des grands axes autoroutiers à avoir réussi leur reconversion. Il n’y a guère que la guérite sur la départementale60 près de Bray-Dunes à avoir réussi la bascule en devenant une confiserie. Plus artistique : toujours dans le Dunkerquois à Ghyvelde, le poste-frontière d’Adinkerke est devenu, le temps d’un été, l’atelier de l’artiste flamand Luc Zeebroek, de son nom de scène « Kamagurka ». Provisoirement transformé en galerie photo, puis en atelier de peinture et enfin en lieu d’exposition, le poste-frontière a été rendu aux curieux et badauds.
Une fin au bulldozer
Mais ces expériences ne doivent pas cacher une triste réalité. À Bettignies, sur la RN2, comme à Reckem, sur l’A22, les postes-frontières historiques disparaissent sous les coups d’engins de démolition après des années d’abandon. B.T.
«Passer la frontière n’était pas anodin» Bruno Robin, ancien douanier àReckem
« Cette destruction m’a fait un coup au cœur. En même temps, c’est quelque chose qui était prévisible. Je suis même étonné qu’elle n’ait pas eu lieu avant. » Pour Bruno Robin, douanier à Reckem de 1978 à 1993, la page a été tournée il y a vingt ans quand les contrôles aux postes fixes ont cessé. Nostalgique ? « Comme on peut l’être de ses années de jeunesse, mais franchement, j’ai eu le temps de faire le deuil de cette époque. » N’empêche, quand il ouvre l’album du passé, les souvenirs affluent : « C’était un lieu de vie très important, il y avait beaucoup de monde 24h sur 24, cent cinquante agents rien que du côté français, des bistrots, des restaurants. »
Un monde à part et une autre époque, avec des anecdotes savoureuses, comme ce petit challenge, entre douaniers, au quotidien : « Le midi, je me souviens que pour nous, français, il fallait déchiffrer le menu écrit en flamand, à la cantine, car il faut se rappeler que le site se situait en Belgique. Pas simple », raconte-t-il. Mais finalement, il ne garde que de bons souvenirs de son travail disparu, au moins de cette façon, et il comprend les souvenirs qui reviennent au public. «À l’époque, rappelle-t-il, passer la frontière n’était pas anodin, alors que maintenant on passe d’un pays à un autre sans s’en rendre compte.»
Il aimait son métier : « À chaque passage, c’était une histoire différente… et au bout du compte, c’était la plus belle des récompenses quand on trouvait quelque chose.» Depuis, le métier «a bien changé avec le contrôle dynamique», sans point fixe. Désormais, il espère juste qu’il restera une «trace de ce passage frontière». Pour que les souvenirs perdurent. B. VI.
Quinze hectares à réinventer
Depuis lundi, les travaux de démolition du poste-frontière de Reckem-Neuvilles - premier point de passage européen dans les années 90 - sont en cours. Il était temps. « Il était temps. On parle de ces travaux depuis deux ans. Le toit commençait même à menacer de s’effondrer » remarque Didier Douille, directeur régional adjoint des Douanes à Lille. Pendant un mois, les pelleteuses vont s’activer sur ce site d’une quinzaine d’hectares pour détruire ce qu’il reste de ces bâtiments historiques. Conséquence : les automobilistes devront se limiter à une vitesse de 50 km/h au lieu de 70 km/h depuis 2012, le trafic sera également dévié. Pour l’instant, le gouvernement flamand se laisse un temps de réflexion quant au devenir du site. Il a été évoqué la construction d’un parking pour camions, une zone de contrôle des services de douanes et de police ou même un centre d’affaire avec bureaux et salles de réunions. Le projet devrait être dévoilé courant vers avril ou mai. Le coût des travaux de démolition est estimé à 400 000